Université d'été n°2: Droits des minorités de « race » et de couleur

Du 23 au 27 juin 2014, à la Casa de Velázquez de Madrid.

 

Présentation

Pendant des siècles, les minorités ont été définies par un statut juridique qui définissait précisément leur place dans la société par rapport aux groupes majoritaires. Le cas le plus connu est celui de l’esclavage, proche de la mort civile, assimilant les individus à des choses ; on sait néanmoins que l’esclave pouvait jouir, le cas échéant, d’une capacité juridique en vertu de la nature juridictionnelle (et donc jurisprudentielle) du droit ancien. Les minorités libres, qu’elles soient religieuses, « raciales » ou ethniques, étaient également définies par des droits particuliers qui précisaient les incapacités dont elles étaient frappées, et les privilèges éventuels qui les protégeaient en tant que mineurs juridiques, comme les Indiens de l’Amérique espagnole. Elles étaient souvent tenues pour étrangères à la nation, comme les mulâtres dans tous les empires transatlantiques – ce qui en retour, comme l’a montré Linda Colley pour la Grande-Bretagne, contribuait à définir les contours de l’identité de nations européennes comme blanches et européocentrées. Le moment des premières décolonisations (États-Unis, Haïti, Amérique ibérique) aboutit à des situations contrastées, qu’il faudrait comparer : à la suppression pure et simple du droit colonial à Saint-Domingue répond le maintien, et même le durcissement, du régime esclavagiste aux États-Unis, au Brésil et à Cuba. Malgré l’interdiction britannique de la traite (1807), l’Afrique voit culminer le commerce des esclaves au XIXe siècle. En Amérique espagnole, le démantèlement des statuts juridiques des Indiens et des libres de couleur aboutit à l’expansion rapide de la citoyenneté, nuancée par la réintroduction républicaine de statuts particuliers pour les indigènes et le maintien de l’esclavage jusque dans les années 1850. Les abolitions suscitent même la réintroduction de statuts particuliers, fortement discriminatoires, basés sur le coolie trade ou les contrats d’engagement – assimilable à des formes cachées d’esclavage puisque certains étaient, le cas échéant, extensibles à la descendance (Antilles françaises).

Il s’agit donc de suivre la mise en place d’un droit destiné à définir le statut, les obligations et les incapacités des minorités en éclairant l’origine de ces systèmes normatifs et leur évolution dans le temps. Cette perspective de longue durée, comparative, doit s’attacher aux transformations des formes de discrimination légale pour en établir la généalogie jusqu’à nos jours. Mais l’étude des lois n’est pas suffisante, comme l’a amplement montré l’histoire sociale. Il faut comprendre comment les sujets individuels ou collectifs font usage du droit comme d’une ressource stratégique dans leurs pratiques quotidiennes comme dans les situations exceptionnelles, et comment ces pratiques redéfinissent les normes par leur insertion dans la jurisprudence. Cette dialectique a été bien étudiée dans le cas de la libération des esclaves à Cuba. La prise en compte des usages de la loi complexifie ainsi le tableau des discriminations en signalant les espaces de négociation où, d’une certaine façon, la règle peut être remise en question : l’on sait combien les minorités ont eu recours aux tribunaux pour faire valoir (et donc faire reconnaître) des droits face à leurs maîtres ou patrons, jouant de la protection des autorités publiques contre les élites locales.

Après des siècles de minorisation juridique, avec l’expansion de la citoyenneté aux libres de couleur, aux Indiens puis aux anciens esclaves, les cadres de la loi changent peu ou prou partout dans l’espace atlantique, même si l’accession à l’égalité connaît des chronologies distinctes selon les continents. Toutefois, l’accession au statut de citoyen efface rarement d’un coup l’ensemble des incapacités juridiques anciennes : il convient de mieux préciser le processus d’intégration au statut commun avec ses éventuels conflits en comparant les expériences des deux côtés de l’Atlantique et en signalant comment celles-ci s’articulent. Il est également fondamental de mieux comprendre les modalités de l’action des minorités pour accéder à la citoyenneté. Un autre problème, tout aussi complexe, est celui de l’exercice des droits une fois leur jouissance reconnue. Cette histoire est de longue durée, comme les combats pour les civil rights aux États-Unis le montrent, ou l’invention constitutionnelle dont a fait preuve l’Amérique latine au cours des deux dernières décennies pour permettre aux Indiens et aux Afrodescendants d’exercer leurs droits de citoyens au lieu de se contenter d’en avoir la jouissance, avec toutes les ambiguïtés et les contradictions que porte la création de catégories identitaires pour justifier de nouveaux droits.

Les chercheurs ont souvent traité le problème des permanences postcoloniales du stigmate sous l’angle économique (maintien des hiérarchies dans le domaine de la vie économique), ou culturelle (continuité du préjugé et du racisme), mais elle a été moins traité sur le plan juridique et politique, la plupart des auteurs présumant que les discriminations légales disparaissaient avec l’adoption du constitutionnalisme libéral. Il n’en est rien, et l’accès à la citoyenneté fut un long processus, tant sur le plan des normes que de leur mise en pratique. L’accès aux droits politiques pouvait certes être garanti à tous par la constitution, mais l’exercice de ces droits, en pratique, pouvait être limité ou interdit par des dispositifs réglementaires ou des législations locales comme dans le cas des États fédérés nord-américains. Un autre problème, encore largement inexploré, concerne la citoyenneté comme dignité : l’insertion des populations non européennes dans le cercle de la citoyenneté fut ainsi vécue, de façon heureuse ou traumatique selon la nature des acteurs, comme une promotion dans les hiérarchies de l’honneur. On peut se demander si cette révolution de l’égalisation statutaire, par assimilation des populations d’origine européenne et non-européenne au même statut, n’a pas produit d’effets en retour (on pense à la distinction entre citoyens actifs et passifs qui, dans l’espace atlantique multiethnique a reconduit la ligne de couleur entre blancs et non blancs). Quelles furent les dynamiques politiques qu’ont suscitées ces nouvelles discriminations politiques ou légales au cœur de systèmes libéraux et des régimes républicains ?

Programme

COULEURS ET STATUTS : AFRIQUE - AMÉRIQUES

 

Stéphane Michonneau, Introduction générale.
Antonio de Almeida Mendes, Introduction générale.
Clément Thibaud, Introduction.
Jean Schimtz, " Les élites serviles face à la « macule de l’infidélité » en Afrique de l’Ouest musulmane (Sénégal)."
Céline flory, "Être « immigrant engagé » dans les sociétés post-esclavagistes françaises (XIXe siècle)."
Discussion communication de Jean Schmitz et Céline Flory.
Réponse de Jean Schmitz.
Réponse de Céline Flory.
Izaskun Alvarez Cuartero, "Que los indios no trabajen sino de sol a sol: tráfico, reglamentos y contratos de los indios mayas."
Discussion communication d'Izaskun Alvarez Cuartero
Réponse d'Izaskun Alvarez Cuartero.
Yann Touzet, " Les jésuites et le droit au salut des esclaves noirs bozales dans le monde atlantique au XVIIe siècle."
Jessica Pierre-Louis, " Loi, magistrats et libres de couleur dans la Martinique au XVIIIe siècle."
Commentaire communications de Yann Touzet et Jessica Pierre-Louis.
Réponses de Yann Touzet et Jessica Pierre-Louis.
Philippe-André Rodriguez, "Aux origines épistémologiques du racisme moderne."
Giulia Bonnazza, "Les échos du débat abolitionniste anglo-français et les derniers cas d’esclavage dans les États italiens."
Leticia Canelas, "Les patronés et le droit à l'affranchissement dans les dernières décennies de l'esclavage en Martinique."
Réponse de Philippe-André Rodriguez, Giula Bonnazza et Leticia Canelas.
Discussions communications de Giula Bonnazza.

 

ESCLAVAGES ET METISSAGES : AFRIQUES - AMERIQUES

 

Henri Médard, "Comment nommer les esclaves en Afrique de l'Est et dans l'Océan indien."
Alain Messaoudi, "Historicité d'une minorité nationale en Afrique du Nord le cas des Algériens."
Discussions communication d'Henri Médard.
Luis Miguel Cordoba Ochoa, "Entre el rigor y la disimulación frente a la resistencia de indígenas y esclavos africanos."
Elisabeth Cunin, « Étranger noir », politiques migratoires et accès aux droits dans le Territoire de Quintana Roo, 1902-1940."
Discussions communication de Luis Cordoba et d'Elisabeth Cunin.
Discussions communication de Luis Miguel Cordoba Ochoa.
Richard Chateau-Degat, "La Peur du retour à l’esclavage dans les sociétés antillaises (1940-1943)."
Camille Pollet, "Le discours de Boulainvilliers : l’histoire contre la confusion de la noblesse et de la roture."
Commentaires communications de Camille Pollet et Richard Chateau-Degat.
Discussions communications de Camille Pollet et Richard Chateau Degat.
Dimitri Dardillac, "Noirs, indigènes et chinois au Pérou, de l'égalité statutaire (1854) à une citoyenneté active (1872)."
Antonio Fuentes Barragangan, "Entre el derecho y la realidad: rupturas de las barreras socioétnicas."
Alexandra Alvaro Cortes, "Población afrodescendiente en la Luisiana de época española."
Discussions communications de Selina Gutierrez et Alexandra Alvaro.
Réponse de Selina Guttierrez Aguilera.

 

RACE ET CITOYENNETE : AFRIQUES - AMERIQUES - EUROPE DU SUD

 

Sandra Olivero Guidono, "Etnia, clase y calidad: entre el derecho y el consenso social. La sociedad porteña colonial."
Antonio de Almeida Mendes," 1789 : la fin de l’Ancien monde ? Citoyenneté et esclavage au Portugal."
Clément Thibaud, "La citoyenneté par les privilèges et l’égalité civile en Amérique hispanique (1750-1830)."
Discussions communications Antonio Almeida Mendes et Clément Thibaud.
Juan José Heredia Neyra, "El "chino expiatorio" vs el "chino trabajador". Los intelectuales y la construcción discursiva."
Nina Stouder, "The Dissolution of the Green Fairy: Race, Law and Absinthe Prohibition in North Africa."
Commentaire communication de Nina Stouder.
Discussions communication de Nina Stouder.
Maria Paula Bastiao, " Na Ilha de Moçambique de Setecentos: transmigração e processos de integração."
Commentaire communication de Maria Paula Bastiao.

 

Ibrahima Thioub, " Stigmates et mémoires de l’esclavage en Afrique de l’Ouest."